La cuisine du 52...
Notre maison était située sur les hauteurs de la ville à deux kilomètres environ du magasin, enfant et dès que j'ai pu me déplacer seul j'allais passer mon temps libre dans ce magasin situé sur les quais.
Déjà le trajet était vachement agréable même sous la pluie, descendre la côte virer à gauche c'est la gare avec ses taxis et ses bars, ensuite la criée au poisson et les mouettes bavardes, je longe le port de Commerce toujours côté quai, il s'agit de regarder l'activité des bateaux, les hommes de charge, je laisse la banque de France sur ma gauche déjà je vois le pont tournant, traverser la rue face au cinéma bien évidemment je regarde les grandes affiches, le programme... c'est bon, je suis arrivé.
Ma mère et sa soeur sont derrière le comptoir, Paulette la vendeuse affiche les tarifs ou approvisionne une étagère
Je pousse une porte au fond du magasin et descends quatre marches, je suis dans la cuisine.
La cuisine du 52 est un lieu absolument extraordinaire, de toute ma vie je n'ai jamais connu une pièce aussi mal foutue !
Extraordinaire lieu de vie, c'est la cuisine de ma tante et de mon oncle et puis c'est un peu un bureau pour recevoir les représentants et puis les jours d'ouverture c'est à dire chaque jour de la semaine à l'exception du dimanche après-midi, sauf l'été, c'est l'endroit où les employés des deux commerces soit un magasin de souvenirs et un atelier de coiffure* font leurs pauses, avec la lingère qui est là deux jours par semaine, une couturière un après-midi par semaine, la femme de ménage deux jours par semaine + deux apprenti(e)s.
Sauf que la cuisine est toute petite et très mal foutue, c'est un triangle en fait... jamais vu ça ailleurs. Alors nécessairement pour les pauses il y a roulement... et quand je suis là et bien je reste avec eux après être allé chercher les croissants et les pains au chocolat que ma tante offrait toujours avec du café brûlant, je reste avec eux et j'écoute j'observe c'est top, ça parle mode, chanteur à la mode y a de toutes jeunes femmes de tous jeunes hommes ça rigole pendant un quart d'heure et puis hop, deux trois autres arrivent et remplacent les premiers, ça s'invective j'adore.
C'est dans la cuisine que mon oncle et ma tante comptent la caisse après le repas du soir, moment sacré, ils ferment la porte qui donne sur la cour derrière avec un lourd panneau de bois, ferment le volet en bois de la fenêtre... ils sortent une liasse de billets chacun la sienne, très peu de chèques pas encore de carte bancaire et un petit seau de monnaie et chacun compte son trésor, moi c'est les pièces je fais des colonnes avec les pièces de 5, de 1 Franc, et de cinquante centimes les pièces jaunes on s'en fout... je vole parfois deux ou trois pièces de 5 francs... j'adore faire la caisse, parfois l'oncle et la tante se tirent la bourre "cette semaine j'ai quand même fait mieux que toi"
L'aménagement de la cuisine est sobre... sommaire, une table en Formica avec ses chaises dépareillées, un Frigidaire de la marque Frigidaire, une petite cuisinière, des étagères et une télé noir et blanc accrochée au plafond, c'est tout.
Trois portes une qui permet d'accéder au magasin une donnant sur un mini pallier desservant un escalier tournant en vis et menant au cinq étages et puis une porte semi vitrée donnant sur la cour des miracles...
Une grande fenêtre ainsi que la porte vitrée donnent directement sur la cour des miracles... et c'est là où ça devient intéressant. Les façades de tous les immeubles sont alignées sur un quai maritime... avec des marins, des ouvriers du port, des pêcheurs, des militaires, la cour des miracles a une porte ouverte à tout vent sur le même quai.
De l'autre côté de la cour des miracles qui est plus longue que large se trouve un bar-hôtel... tenu par Denis et Rolande, j'ai pour consigne de dire bonjour et de ne pas m'attarder, parfois Rolande m'avait à la bonne, deux, trois fois l'an j'avais le droit à une grenadine à l'eau.
J'ai tout vu dans cette cour, je crois avoir tout vu et j'ai appris ce qu'on apprend pas dans les livres... les vitres de la fenêtre étaient masquées par un film miroir, sans lumière à l'intérieur de notre cuisine les voisins ne voyaient rien à l'intérieur. Alors suivant les horaires, suivant les jours de paye, la saison ou le degré d'alcool ou de libido, j'étais au spectacle.
De la bagarre bien évidemment, de la vente de trucs louches que je ne connaissais pas, des mecs qui venaient pisser là, des flirts très poussés à l'angle toujours du même mur, une fois alors que j'étais seul j'ai vu Rolande sortir précipitamment et se faire prendre debout par deux mecs, ça m'a ouvert des horizons, une autre fois ce sont deux marins en uniforme qui s'enculaient tranquillement...
La vie, une certaine vie quoi.
*le salon de coiffure, situé au 54 était fermé le dimanche et le lundi.
Un joli souvenir d'enfance qui m'a fait sourire. Merci Eric !
RépondreSupprimerSi en plus je t'ai fait sourire, j'ai réussi.
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J'adore les souvenirs d'enfances et comment tu les racontes, merci :-)
RépondreSupprimerC'est moi qui te remercie Copain, d'apprécier et de l'écrire, quant à la façon de raconter c'est très facile, je déroule c'est tout frais dans ma mémoire.
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Diable. Et votre petite sœur toute bleue, elle fréquentait aussi la cuisine du 52 ?
RépondreSupprimerDiable ?? peut-être... nous avons sept ans de différence avec ma petite soeur toute bleue, le décalage était présent dans toutes les phases de notre vie jusqu'à que nous ayons atteint l'âge adulte Madame Chapeau. Par ailleurs tu as compris que tout le monde avait accès à cette cuisine mais il est vrai qu'elle a passé moins de temps au 52 que moi pour qui c'était ma seconde maison pour ne pas dire la première.
SupprimerAujourd'hui je lui raconte ce que j'ai vécu sur les quais et elle me donne l'impression de découvrir... nous sommes si différents.
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Le diable était consécutif aux dernières lignes d'où mon inquiétude pour votre petite sœur toute bleue.
SupprimerMa petite soeur passait beaucoup plus de temps à notre maison dans un quartier aux antipodes de l'ambiances du port, d'une part d'autre part ce que je raconte là c'est la période fin des 60' jusqu'au mitant des 70' ensuite, la période les moeurs ont été moins brutaux c'est à dire qu'il se passait la même chose mais on se cachait...
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Joli récit à la Jean Renoir. J'ai quitté, sans retour, la capitale de mon enfance. J'en garde le souvenir intact même si, grâce à Internet, je m'y promène à loisir.
RépondreSupprimerMerci pour le compliment Nina. L'enfance c'est la base, ça te forge, pour moi ce fut une matrice formidable.
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J'aime comme tu racontes ces souvenirs ! avec une de mes soeurs de quatre plus âgée que moi, on adore se remémorer des anecdotes de notre enfance.
RépondreSupprimerVoilà Brigou, c'est ça se souvenir d'untel, de tel Noêl, ou de la voiture de tonton Marcel...
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Jolis souvenirs :) Ce que tu dis à propos de ta petite soeur toute bleue m'interpelle, parce que mon "petit" frère (qui fait facilement 50cm de plus que moi) a 11 ans de moins que moi, et je pense souvent au fait que nous n'avons pas vraiment eu "les mêmes parents," lui et moi. Ni les mêmes expériences des mêmes endroits, comme tu l'expliques si bien ici.
RépondreSupprimerTout à fait le Doc' 11 ans ou même 7 ans pour ce qui me concerne, c'est un siècle quand on est tout jeunes... Je n'ai vraiment "collé" avec ma petite soeur toute bleue qu'une fois qu'elle a atteint l'âge adulte... auparavant ma soeur... oui, j'avais une petite soeur et c'était sans grand intérêt.
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Pareil pour moi (d'autant plus que je suis partie de la maison quand il avait sept ans et aux Etats Unis quand il en avait 12). On s'est rapprochés quand il a commencé à faire des études universitaires et encore plus quand il est devenu prof à l'université, et aussi parce que nos deux soeurs sont mariées et ont des enfants, mais ce n'est pas le cas de mon frère ni de moi.
SupprimerJoli histoire qui me donne envie de redécouvrir Cherbourd ! Cela me rappelle certains romans où les parents apprennent médusés que leur petit a appris des chansons paillardes en regardant par la fenêtre.
RépondreSupprimerÀ part ça avoir connu un frigidaire de la marque Frigidaire c'est génial, j'aurais aimé connaître ça aussi !
Après cette période je suis venu m'installer dans un studio tout en haut au dessus du salon de coiffure, j'étais le seul à habiter la maison on a fait des fêtes hallucinantes avec les copains... c'était une période bénie. Il y a cinq ou six ans je suis revenu visiter les lieux à la place du bar hôtel c'était une crêperie bien sage, la porte de la cour (pas des miracles) fermait à clé je me suis expliqué et le patron de la crêperie m'a ouvert l'accès à la cour qui n'a absolument pas changé simplement c'était clean, rangé, bien propre désert et sans aucune âme.
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Il y a de la vie dans ce récit, on s'y croirait. (J'admire.)
RépondreSupprimerMerci Bismarck. Oui je crois que j'ai vécu et apprécié cette vraie vie, du sirop de la rue.
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On oublie jamais ses premiers émois sexuels.
RépondreSupprimerHeureusement, j'ai envie de dire Cami (même si parfois ça doit être catastrophique à ce qu'il paraît)
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Oh là là j'y étais et j'ai adoré, merci pour cet instantané si vivant.
RépondreSupprimerC't'un beau compliment merci Valérie et encore une fois ça m'est très facile, j'ai la chance de l'avoir vécu, parce que je considère que c'est une chance.
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Quasi l'odeur du coaltar et du fil à voile, voire des parfums de shipchandler ...
RépondreSupprimerMerci
Absolument Camarade si tu savais le point de vue qu'on avait depuis cette adresse, les manifs passaient là, le Général passait sur les quais, les faux-infirmes s'installaient sur le trottoir pour ramasser des piécettes, le vendeuses de poisson à la débarque, d'autres personnages exotiques comme le Monsieur sans bras toujours impeccable avec son chapeau et sa gabardine, cette pauvre femme qui faisait les cent pas chaque soir face au pont tournant parce que son homme voilà des années était parti par là...les chauffeurs qui faisaient briller les chromes de leur taxi Mercédès à la station juste en face, l'odeur du calfat, les gerbes d'étincelles, les sirènes, les centaines d'ouvriers à vélo sortant de l'arsenal midi et soir c'est par là qu'ils passaient et moi j'étais béat.
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😊
SupprimerPourrais-tu écrire quelques mots à la place de cette petite tête, jean-luc saint-marc ?
SupprimerJ'admire ta façon de rendre l'atmosphère de cette rue et cette époque. Merci Eric !
SupprimerTu sais Acanthe j'ai un très bon copain qui a passé sa jeunesse à Ménilmontant, Jean-Louis à presque dix ans de plus que moi et quand on boit un café tous les deux peinards, il me raconte parfois son enfance, son cinquième étage sans ascenseur, les VC turcs sur le palier, la toilette du dimanche dans la bassine posée dans la cuisine de toute façon il n'y avait que deux pièces, mais la rue la rue formidable apprentissage de tout et de tous, le cinéma de quartier, les crieurs de rue, le remplaçant de vitres, les flics qu'ils redoutaient, des personnages ahurissants etc et je suis baba quand j'écoute Jean-Louis, j'en redemande.
SupprimerMoi j'ai vécu autre chose dans d'autre lieux tout aussi forts et ça m'a beaucoup plus et ça m'est très facile de "me" raconter, ça me paraît si simple.
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Passionnant !
RépondreSupprimerSi tu le dis Jacquie !!
Supprimer(une pensée pour Michel, évidemment)
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J'adore ce genre de souvenirs......La vie à l'état brut. ça grouille, ça baise !!
RépondreSupprimerOui daniel j'aime bien l'idée d'une vie à l'état brut alors bien sûr parfois il est bon d'arrondir tout ça mais tout de même, du vrai teinté d'animalité eh ben, c'est pas mal !
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La vie en vrai ! En live comme diraient les djeunsss ! Bien mieux qu'a travers un écran, pas de Tac-toc , de snap-bidule, instatruc ou autre . On se regardait en direct , on s'envisageait, on se désirait , on se touchait , on se parlait , on s'engueulait et on buvait un canon après.... on existait et pas virtuellement
RépondreSupprimerDe la chair Cinabre, des rires pas z'enregistrés et parfois des pleurs... la vie !
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Y êtes vous retourné longtemps plus tard, pour voir ?
RépondreSupprimerBonjour et la bienvenue sur ce délicat blog, Marinne (étonnant le "2 n" de Marinne, nous avions ici le "2 n" de Louisianne)
SupprimerJ'ai vécu jusqu'à l'âge de 25 ans à cet endroit (dont une année en couple) voilà cinq ou six ans je suis retourné sur ces lieux où tout à changé, à mon sens plus d'âme mais je crois qu'il vaut mieux ne pas retourner sur les lieux de son enfance... surtout ne pas tenter de refaire l'histoire.
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